« La Destruction créatrice » : fragiles charismes
« La Destruction créatrice » : ce titre fait écho à l’expression utilisée par l’économiste autrichien Joseph A. Schumpeter pour désigner le processus d’émergence d’innovations qui rendent obsolètes certaines technologies, détruisant des entreprises et des emplois, tout en en créant d’autres. Pourtant, ce n’est pas d’économie que traite ici Luigino Bruni qui enseigne cette discipline à Rome.
Dans ce livre à la frontière de la théorie des organisations, du spirituel et du psychologique – ce qui pourra dérouter certains lecteurs –, l’auteur, bon connaisseur de l’intérieur de ce qu’il appelle« les organisations à mouvance idéale » de par sa proximité avec les Focolari, s’intéresse aux crises que peuvent traverser des mouvements et les communautés qui font vivre un charisme.
Reconnaître les premiers signaux
« Les grandes crises s’amorcent alors que tout parle de réussite et de développement, lorsque les leaders n’ont pas la sagesse de changer au moment où personne ne le souhaite (encore) », observe-t-il. Elles ne sont donc pas anticipées et quand les difficultés apparaissent, le premier réflexe est de s’en remettre « aux meilleures techniques et investir l’énergie qui nous reste dans la refonte de la gouvernance et des instruments de gestion ».
La réponse de type managérial – qui manifeste combien les églises et les mouvements spirituels n’échappent pas à la contamination par la culture de l’efficacité – conduit le plus souvent à concentrer les efforts non pas sur la manière de faire perdurer le charisme, mais sur les structures et les institutions qui ont été créées pour le faire vivre.
Et quand s’efface la distance entre le charisme et les œuvres qu’il a fait naître, on tombe dans une forme d’idolâtrie, estime Luigino Bruni : « On le sort du contexte où il est né (une église, l’Évangile…) ; il devient autoréférentiel, et on ne ressent plus la nécessité de le remettre en question, ni de le purifier par des réalités différentes et plus universelles. » D’où le projet de ce livre qui veut aider à « reconnaître les premiers signaux faibles d’un déclin et agir au moment où le processus est encore réversible » et dégager les conditions susceptibles de favoriser l’avenir d’un charisme.
Un espace pour exister
Au fil de ses développements, Luigino Bruni liste des erreurs souvent commises sous prétexte de préserver l’originalité d’un charisme : centralisation du pouvoir ; réécriture idéologique des récits fondateurs ; culture sacrée de l’immunité du fondateur ; découragement ou neutralisation des personnalités les plus créatives ; « réductionnisme identitaire » qui « oriente toutes les énergies morales des membres vers les objectifs de l’organisation », réduisant « leur richesse anthropologique et motivationnelle »…
Or pour qu’un charisme vive et s’épanouisse, les membres d’une « organisation à mouvance idéale » ont besoin d’espace pour exister devant la forte personnalité des fondateurs ou leaders. « Les charismes vivent tant qu’ils rendent les personnes libres », résume l’auteur. Mais dès que « la gratuité et la chasteté organisationnelles », gages de la liberté et du respect de la vocation de chacun, font défaut, la crise est inéluctable. Un livre utile pour mieux comprendre les logiques institutionnelles à l’origine d’abus de toutes sortes.